Tout d'abord une courte biographie de quelqu'un que nous aimons bien, par un autre que nous aimons bien aussi...

Biographie d’un drôle d’individu

On a dit tout et n’importe quoi sur lui. Voici, le plus fidèlement rapportés, les quelques faits dont nous sommes à peu près certains.

C’est dans une ville portuaire des États-Unis qu’il naît de père inconnu et d’une mère qui meut en couches en raison des mauvais traitements subis lors du « déchargement » du bateau négrier qui la transportait. Sans soupçonner les talents que l’enfant va développer, un maître en fait (faut-il préciser ?) l’acquisition à bas prix, et le confie à une grand-mère fort croyante. Celle-ci n’est pas pour autant déchargée de ses autres besognes d’esclave et elle doit, parfois, confier l’enfant à des « oncles » moins pieux qui fréquentent, eux, les bouges de la ville.

Serviteur discret, mais pas sourd, l’enfant est rapidement mis à la tâche dans la maison des maîtres ; il est moins réservé quand il doit travailler dans les champs où il laisse échapper quelques cris que les autres reprennent en chœur. Personne n’ayant pris la peine de le baptiser, on l’appelle parfois « shouter », « field holler », « singer » ou plus fréquemment « Eh, toi, là-bas ! ». Jamais pressé d’aller se coucher, il veille souvent dans la cour des esclaves de la plantation et là, il écoute avec attention les récits d’Afrique, et participe aux cercles de danse jusqu’à être saisi par la transe.

Un dimanche, à l’office, le prêcheur est enroué et, pressé par la grand-mère qui voulait que son vaurien voie la Lumière, accepte que l’adolescent soutienne le chant des hymnes avec une guitare. L’accompagnement n’est pas tout à fait au goût du pasteur, mais comme il enflamme les participants et que les vieux hymnes protestants blancs ont déjà subi, de sa part, quelque torture, il laisse faire en grinçant des dents. Un oncle du garçon, plus porté sur le bourbon de mauvaise qualité que sur les prières du soir, l’emmène, le soir-même, dans un bar des bas-quartiers où le môme improvise quelques airs et fait un tabac. Le jeune homme prend vite l’habitude de jouer devant ce public qui grandit de jour en jour.

Sa renommée parvient aux oreilles des maîtres qui lui demandent de se produire lors de leurs réceptions et d’accompagner leurs danses. La musique d’église, celle des blancs et celle qui survit encore de l’Afrique dans la cour le soir, nourrissent toutes trois ses appétits musicaux et sont ses majeures influences.

Un soir, après l’Abolition, il fait un court séjour en prison pour avoir participé à une bagarre. Là, un goulot de bouteille au doigt, il fait miauler, dans la nuit, les cordes de la guitare de laquelle on n’a pu le séparer : il chante une longue plainte qui transpire sa fatigue : sa femme du moment l’a quitté, il n’a plus un sou, son patron l’a viré et… il est en prison !. Dès qu’il finit, un voisin de cellule, lui crie : «  Hey, Mister Blues ! One more ! »  c’est-à-dire: « Eh, Mr Cafard ! Une autre ! » . Il improvise alors un autre chant qui parle de chemin de fer, de pauvreté, de boisson et d’hôtels sordides. Son nouveau surnom : « Blues » lui colle tellement à la peau qu’il le gardera toujours depuis cette nuit-là.

Homme léger et peu fidèle, porté sur la boisson et l’ambiance tapageuse des bas-fonds, il a de nombreuses liaisons illégitimes et fugaces à qui il ne promet jamais rien, mais desquelles naissent de nombreux enfants. Même s’il ne se soucie pas de leur subsistance et de ce qu’ils deviennent ; il n’est pas totalement mauvais bougre et reconnaît tous ceux qu’on veut lui attribuer. Il prend au passage, semble-t-il, un malin plaisir à les affubler de noms aussi ridicules que le sien. On peut retenir de manière quasi certaine : Jazz (l’aîné, musicien aussi mais bien plus sophistiqué, qui fait une belle carrière internationale), Rythm’n’blues (un mauvais garçon), Rock’n’Roll (un enfant hyperactif, issu de l’union avec une blanche), Funk (un autre tapageur, frimard, noceur et obnubilé par ses origines africaines).

Doté d’une constitution et d’une longévité hors du commun, Blues fut de nombreuses fois annoncé comme mourant. Mais c’était des subterfuges pour changer d’identité et voyager. De nombreux témoins peuvent attester l’avoir entendu jouer en de nombreuses circonstances, et souvent hors des États-Unis. Nul ne sait où, à l’heure précise, il a fait sa résidence principale et chacun a son opinion sur son identité actuelle.

Après avoir rétabli la vérité historique, il nous semble qu’il est nécessaire de laisser planer le mystère.

 

Rémi Reumousal

Ethno-Sociologue (1935 – 1992)

« Mythes et Anti-mites »  ed. Montezuma 

 

 

 

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