QU'EST-CE QUE LE FUNK?

 

 

Le funk déploie sa farandole de clichés mieux que tout autre genre musical: une coupe afro XL, un rif de guitare passé à la moulinette d'une pédale wah-wah, des platform boots prolongeant un fute pattes d'eph', des rues défraîchies de Harlem, une ligne de basse énorme, une pédale charley... L'imagerie qui s'ensuit va de Shaft à Huggy les Bons Tuyaux (l'indic noir de la célèbre série Starsky et Hutch) pour arriver en l'an 2000 à Lenny Kravitz marchant pieds nus dans son château futuriste de Miami. Avant d'être réduit à ces babioles, le funk est heureusement une musique. Un bruit sale. Ou plutôt un hurlement. Un va-et-vient. Un motif répétitif comme une pulsation cardiaque. Une sensation indéfinissable. Comme l'est le groove, six lettres qui s'expliquent encore moins...

 

Le Funk est encore une histoire de métissage illicite, comme chaque révolution musicale. Le blues s'était mêlé au jazz pour accoucher du rythm'n'blues, lui-même s'empressant de dévergonder le gospel et transformer ainsi tout cet amalgame inextricable en Soul. 

Mais ces bonnes manières, le funk s'en moque clairement! 

 

Avec l'arrivée du funk, le rythme, le tandem basse/batterie, décroche enfin un premier rôle. Et l'histoire du funk démarre par l'épuration des artifices vocaux et autres enluminures orchestrales propres à la soul music. On élague pour ne garder que la substantifique moelle, à savoir le rythme. Un rythme qui devient le totem funk par définition. Et la rigidité de ce rythme métronomique, c'est aussi sa liberté. Car le funk c'est surtout une discipline de fer du rythme autour de laquelle s'enlace la liberté de l'improvisation. Finis les tubes de deux minutes quarante-cinq! Si la soul ne se concevait qu'en chanson, donc en single. le funk ne s'appréhende qu'en messe, donc principalement en album. Une autre révolution, en somme. Comme celle que vit l'Amérique. Car contrairement au jazz, au blues, au rhythm'n'blues ou à la soul, le funk fait peur à l'Amérique blanche. Il vient de la rue, sortant directement des ghettos urbains. Et s'impose comme la bande-son d'un documentaire d'actualité qui s'ouvre sur les assassinats de Malcolm X et de Martin Luther King. Difficile en effet de distinguer la révolution funk de ce que vit l'Amérique des années 1960 et surtout 1970. Une (r)évolution qui suit la sismographie des événements. Celle d'une Amérique d'après-guerre en pleine ébullition. Une Amérique qui jongle entre son intervention au Vietnam depuis 1965 et la montée croissante des revendications de ces citoyens noirs menés par le pasteur Luther King et Malcolm X.

 

C'est dans ce terreau instable que la graine funk prendra racine. Tout ça n'est certes que de la musique, que de l'entertainment, mais les acteurs sont majoritairement noirs et une bonne ligne de basse sur laquelle une voix braille "Say it loud! I'm black and I'm proud!" ("Dites-le fort! J'suis noir et j'en suis fier!") vaut bien une marche sur la Maison-Blanche. Si la soul music semble avoir rythmé une partie des rêves du mouvement pour les droits civiques, le funk sonne le tocsin de ces mêmes rêves, ramenant l'auditeur à la dure réalité d'un quotidien où les ghettos prolifèrent dans les grandes métropoles et où l'intégration peine à venir. En mai 1970, l'émission "Sesame Street" (le légendaire "1, rue Sésame" chez nous), belle vitrine multiraciale où chères têtes blondes et coupes afro miniatures, encadrées par Ernest et Barth, se donnent la main pour apprendre à compter et à lire, est interdite sur la chaîne publique de l'État du Mississippi! Martin Luther King est sous terre depuis deux ans, les choses évoluent très lentement. Pas comme la drogue, entrée dans l'ère de la consommation de masse. Pour toute l'année 1967, le gouvernement américain confisque vingt-deux kilos de cocaïne. Trois ans plus tard, plus de dix kilos seront saisis dès la première semaine de janvier! Le marché de l'héroïne atteint lui aussi des sommets. Bref, la dope à gogo infiltre chaque recoin de chaque ghetto. Comme elle s'immiscera dans certaines artères du funk pour le meilleur parfois, et pour le pire souvent.

 

Le regard vide et vidé des soldats enlisés dans un Vietnam qu'ils ne connaissent ni ne comprennent; le poing ganté des coureurs de 200 mètres Tommy Smith et John Carlos aux J.O. de Mexico en 1968; l'émission culte Soul Train où l'on danse le funky chicken du chanteur Rufus Thomas devant les caméras de la télévision; les défilés des Black Panthers armés jusqu'aux dents ;  les reportages sur la prolifération des ghettos aux abords des grandes métropoles; vingt-quatre heures sur vingt-quatre, la télévision ne parle que de tout cela. Back to reality, ou plutôt Black to reality! Fin des années 1960, Martin Luther King et Malcolm X assassinés, les nouvelles icônes ont pour nom Muhammed Ali ou James Brown ! On ne cherche plus à penser le monde idéal, mais plutôt à gérer un quotidien de plus en plus âpre. Cette âpreté, cette rage, les Noirs la trouveront dans le funk, la musique qui illustre enfin ce qu'ils sont, en attendant ce qu'ils rêvent d'être.

 

Mais d'où vient le mot funk? Contrairement à l'Âme (soul) et au Rythme et Blues (rhythm'n'blues), le terme funk débarque avec un passeport maquillé. L'origine du mot est incertaine. Ce terme signifie probablement "mauvaise odeur". Loin du champ de roses, le funk est une odeur de transpiration, de sexe. Certains ont déniché un lien entre les mots funk et lu-funki, dialecte d'Afrique centrale signifiant "forte transpiration". C'est en tout cas la version du professeur Robert Fans Thompson, spécialiste en art africain et afro-aménicain à l'université de Yale.

 

Difficile en fait de définir avec des mots un sentiment, une sensation. Car le funk est une vibration. Musiques classiques américaines puisant leurs profondes racines en Afrique, le blues, le jazz, le rhythm'n'blues et la soul retournent plus que jamais à leurs origines grâce au funk. Le funk brandit fièrement ce long ragga rythmique africain que l'Amérique avait plus ou moins absorbé dans sa culture. Avec le funk, le rythme africain reprend tous ses droits, repoussant tout au fond de la scène chanteurs, cuivres et guitares pour n'en faire que les points d'exclamation, virgules et autres points-virgules d'une phrase sans fin. Oubliées les structures et les conventions liées au songwriting traditionnel! Place à la transe! Polyrythmie à tous les étages.

 

Avant de débarquer tel un diable sortant de sa boîte, le funk est un bouillonnement échappé des cerveaux fissurés de trois génies: James Brown, Sly Stone et George Chinton. Des discussions sur l'appartenance soul ou funk de tel ou tel musicien pourront prolonger indéfiniment les débats, une chose est sûre: ces trois fous furieux, charismatiques à souhait, ont chacun apporté une contribution considérable à cette musique. Trois personnalités qui ne déboulent guère les mains vides et le CV vierge. Surtout pour le plus phénoménal d'entre tous : James Brown, une institution à lui seul, un phénomène typiquement américain, avec ses contradictions, ses coups d'éclat et surtout ses coups de génie.

 

SOURCE : "Le Funk", par Marc Zisman, Éditions Librio Musique , 2003


Extrait de « L’Encyclopédie du Rythm-and-Blues et de la Soul » 

par Sébastian Danchin                ed. Fayard

FUNK

«Le funk, c'est un style fait pour ceux qui veulent danser et s'amuser, un style permettant de lever d'emblée toute inhibition. Je ne sais pas à quand ça remonte, probablement aux premiers tambours. Un type qui tape sur ses genoux ou ses cuisses avec le plat de la main et qui obtient ce rythme syncopé, très différent de celui du vieux blues ou du swing des big bands. Dum-da-doo-dum-bah ! Sans le vouloir, le cou se met à onduler, tout le corps danse. Je ne sais pas d'où ça vient, mais si on me demandait, je dirais probablement du Vieux Sud, peut-être même de La Nouvelle-Orléans. » Cette définition de Maceo Parker, l'un de ses défenseurs les plus ardents, montre que le funk n'a pas attendu l'ère seul pour se manifester dans la musique afro-américaine. II faut pourtant attendre les saisons 1970 et 1971 pour voir fleurir dans les charts de nombreux bits porteurs du mot funk et de l'adjectif funky qui s'y rattache. Willie Henderson & the Soul Explosions ouvrent le feu avec Funky Chicken, James Brown poursuit avec Funky Drmnner avant d'enchaîner quelques mois plus tard en enregistrant Make It Funky, les Chambers Brothers chantent Funky, Kool & the Gang évoquent un Funky Man, Paul Humphrey vante les mérites de Funky L.A., Beginning of the End ceux de Funky Nassau, Popcorn Wyliz intitule son unique best-seller Funky Rubber Band, et Willson Pickett s'installe dans une Funk Factory. Un autre succès majeur de cette ère funky dans les ghettos est le manifeste d'Edwin Starr, Funky Music Sho Nuff Turns Me On (la funk me branche vraiment), sur publié Gordy; la chose est paradoxale car Gordy est une filiale de Motown, patrie incontestée de cette soul proprette et rangée qui a provoqué par réaction, la naissance du funk.

Dans l'univers du rhythm & blues, ce mouvement remonte à l'année 1967 quand sortent quasiment simultanément Funky Broadway- une danse lancée par Dyke & the Blazers et popularisée par Wilson Pickett. - Funky Donkey, un instrumental proposé par le batteur de studio Bernard « Pretty » Purdle et Boogaloo Down Broadway de Fantastic Johnnv C. La saison 1968 ne fait que renforcer la tendance avec Funky Boo-Ca-Loo de Jerrv-O, Funky Fever de Clarence Carter, Funky Judge de Bull & the Matadors et Funky Street d'Arthur Conley. La proportion importante des instrumentaux dans cette récolte funky donne une idée du pouvoir rythmique ces hits, mais il faut s'intéresser à l'étymologie même du mot « funk » pour comprendre la portée de ce phénomène.

Il semble que l'origine du mot vienne des Flandres, où fonck trahit l'épouvante dans le parler populaire du XVII° siècle. La peur étant souvent associée à des odeurs desagréables (ne dit-on pas « suer la peur » ?). Le funk ouvre bientôt son champ sémantique pour désigner plus généralement tout ce qui sent mauvais, à commencer par les émanations nauséabondes du tabac qui se consume. À cette acception olfactive se greffe par intermittence la mélancolie, mais aussi la crainte de l'échec. Chez les jeunes Anglais bien élevés d'un établissement scolaire chic comme Eton au début du xxe siècle, to funk signifie « rater quelque chose », souvent à cause de la peur. L'Amérique noire s'approprie très tôt le mot funk pour désigner toute odeur puissante et forte, et plus particulièrement, celle qui accompagne l'acte amoureux. Il ne fait pas de doute que la similarité entre funk, mot d'argot américain fuck aura joué un rôle dans cette évolution. Rien d'étonnant alors à ce que le mot funk envahisse l'univers de la musique populaire noire. considérée comme éminement obscène dans l'esprit de l'Amérique puritaine.

Si l'adjectif funky est usité dès l'entre-deux-guerres par les musiciens afro-américains pour qualifier le côté terre à terre du blues, le jazz est le premier à faire du funk un style volontairement «sale» et rudimentaire, proche des sources du gospel et du blues, en oppositions ouverte avec l'intellectualisme du bebop et du cool. Opus de Funk un des enregistrements du pianiste Horace Silver en 1953 semble être l'acte de naissance de cette école qui prendra par la suite, avec Ray Charles, le nom de Soul Jazz. À travers Charles, on voit comment s’établit furtivement une première connexion entre funk et soul, en attendant James Brown, déjà couramment considéré comme le Godfather de la Soul, parraine définitivement la révolution funk. 

 

Omniprésent à la tête des charts R’n’B depuis la fin des années 1950, le « Créateur » (autre surnom de la star) n’a jamais été compris du grand public américain qui le boude dans ses hit-parades Pop. Définitivement réfractaire au c rossover, jamais à court d'idéés lorsqu'il s'agit de remettre en cause l'assimilation de la musique noire par le show-business blanc. Brown annonce 1a révolution funk dans l’été 1965 sur un ton patriarcal avec Papa’s Got a Brand New Bag ( Papa a un tout nouveau truc) 

Pour avoir la recette de cette soul d'un nouveau genre, il suffit d’écouter les disques de Brown, désormais auto-décrété Minister of New Super Heavy Funk: des riffs de cuivres conçus comme autant de ponctuations, des accords de guitare secs et étouffés, une ligne de basse proéminente, un tempo compulsif, une batterie mettant l’accent sur les premier et troisième temps de chaque mesure, et les feulements rauques de JB. Une musique sensuelle, contagieuse, créée pour la danse qui affirme au passage. haut et fort, la fierté d'être noir et la suprématie rythmique des Afro-américains. Peut-être parce que l’idée ne viendrait à personne de remettre en cause ses droits sur un style qu'il vient de créer, James Brown ne ressent qu'accessoirement le besoin d'utiliser le mot funk dans les ses succès. Après Papa 's Got a Brand New Bag, il chante I Got You (I feel Good) (1965) i Ain't That a Groove (1966), Cold Sweat (1967) `Say It Loud - I'm Black and I'm Proud (1968) avant de déclarer non sans humour en 1969 Ain't It Funky Now.

Très vite, le cas Brown fait école auprès d'autres pionniers de la soul comme Wilson Pickett, les Isley Brothers qui prennent un tournant funk en 1969 avec It's YourThing, jusqu'aux Temptations qui renoncent aux ballades inoffensives de leurs débuts pour interpréter un vibrant Papa Was A RollingStone en 1972 sous l'impulsion de leur producteur Norman Whitfield. Dans le même temps. d'autres groupes font leur apparition sur les hit parades noirs. en revendiquant leur funk de façon très théâtrale: les Meters qui établissent un lien primordial avec La Nouvelle-Orléans, les Ohio Players (anciens accompagnateurs de Wilson Pickett à l'époque des Falcons), Beginning of the End, Charles Wright & the Watts 103rd Street Rhythm Band, un peu plus tard les Blackbyrds et Earth, Wind & Fire... Mais au sein de la nouvelle génération, les ensembles de funk les plus flamboyants sont les héritiers directs de James Brown. C'est vrai de Maceo and All the King’s Men, un groupe dirigé par le saxophoniste Maceo Parker, ancien pilier de l'orchestre de Brown; c'est surtout le cas du chanteur et bassiste William « Bootsy » Collins qui quitte les J.B.'s en 1971 pour former les House Guests.

Originaire de Cincinnati - patrie des disques King qui ont découvert James Brown - Collins a monté les Pacesetters, un quartette qui accompagne en studio les vedettes King avant de devenir l'orchestre attitré de JB. « Boots,, était champion toutes catégories de la basse quand je l'ai rencontré », raconte Brown. «Je lui ai montré l'importance du premier temps dans le funk, et avec tous ces trucs incroyables qu'il savait déjà faire au plan technique, il a pu prendre son envol. » Le véritable essor de Collins passe par son émancipation; après avoir quitté Brown, il s'associe à un autre spécialiste ès-funk, George Clinton, fondateur de Funkadelic en 1969. Ensemble, les deux chanteurs vont faire des étincelles tout au long de la décennie suivante avec un sens de la révolte qui n'aura d'égal que leur humour iconoclaste et corrosif.

L'autre grand maître du funk psychédélique est Sylvester Stewart, plus connu sous le nom de Sly Stone, qui infuse une bonne dose de funk dans les mouvements alternatifs qui se développent à la fin des années soixante en Californie. Sous les couleurs de Columbia/ Epic, Sly & the Familv Stone, avec la basse omniprésente de Larrv Graham, commencent par s'intégrer à ta vague hippie (Dance to the:Music) avant de passer à des textes engagés reflétant les préoccupations militantes grandissantes des ghettos sur l'album There's a Riot Going On.

Avec le temps et l'érosion progressive des mouvements politiques afro-américains les plus virulents, laminés par le FBI et l'administration Nixon, le funk perd une large part de ses débouchés au moment où le show-business le caricature pour susciter l'émergence du disco. Pour le funk. qui voit le métier du disque limiter ses ambitions à l'animation des pistes de danse avec des ensembles comme° Fatback ou Caméo, la seconde moitié des années 1970 est une période artistiquement confuse que Rufus & Chaka Khan parviennent à sauver de la stérilité en célébrant à leur manière les retrouvailles du funk avec le jazz. tandis que les Isley- Brothers poursuivront imperturbablement leur route dans un registre funky. Mais les principaux champions de la cause du funk tout au long des années disco restent George Clinton, Bootsy Collins et leurs adeptes. A la tête de Funkadelic, Clinton enregistre One .Nation Under a Groove en 1978, ralliant ses troupes à l'aide du , « Funk U sign », un poing levé d'où émergent l'index et le petit doigt, choisissant comme slogan: « Rescue Dance Music from the Blahs » (Sauvons la musique de danse des nases). Parallèlement, les Soul Searchers de Chuck Brown lancent à Washington le Go-Go. un style de funk radical annonciateur du rap qui trouvera bientôt d'autres porte-parole avec les groupes Trouble Funk et E.U.

Les deux dernières décennies du XX° siècle ont proposé de nouvelles alternatives pour le funk alors que l'Amérique reaganienne suscitait dans les ghettos des réactions d'auto-défense aussi destructrices qu'individualistes. Parallèlement à l'émergence du rap. on assiste avec Rick James à la naissance du Punk-Funk dont l'appellation indique clairement les intentions. Au même moment, Prince et sa famille musicale profitent des avancées de l'électronique pour faire entrer le funk dans l'ère techno, tout comme Roger Troutman et Zapp qui permettent au funk de conserver ses qualités essentielles: l'humour et le sens du dérisoire. Au tournant du millénaire. le funk, omniprésent dans la musique afro-américaine par le biais du hip-hop, et même de variété noire de Michael Jackson et sa sœur Janet, ne court guère le risque de disparaître Mais s'il ne veut pas perdre son âme, il lui faudra impérativement veiller à garder son esprit effronté et décalé.

 

 

 

 

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